Metamorphose de la grande consommation

Le monde de la consommation fait aujourd’hui face à des défis considérables. Tous les sujets, toutes les parties-prenantes, quelle que soit leur taille ou leur place dans la filière, sont touchées par des changements profonds des modèles de consommation, qui impactent directement les modèles d’affaires, le capital immatériel des marques, la manière de s’adresser à ses clients comme à ses partenaires.

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Fin de la grande consommation

Les entreprises de la consommation sont le produit d’un âge sociologique, celui de la grande consommation, démarré dans les années 60 et dont on peut dater le début de la fin à 2007-2008, où se croisent crise économique, développement du smartphone et des réseaux sociaux et prise de conscience écologique au travers des élections présidentielles françaises.

Cette période de près de 50 ans a vu la transformation de l’agriculture, le développement des industries agroalimentaires et du retail dans le sens d’une massification et d’une standardisation. Alors que dans les années 50 tout le monde ne mangeait ni à sa faim ni en toute sécurité et le plus souvent localement, que la consommation restait limitée, les grandes marques retail et industrielles ont permis l’accès de tous à tout.

C’est l’avènement du « tout » sous le même toit réunissant « tous » sous ce même toit, celui des marques globales auxquelles on accède enfin, « parce que je le vaux bien » moi aussi.

Ce mouvement était de plus assis sur la démographie favorable du baby-boom dont les cohortes sont entrées dans la consommation jusqu’au début de années 90, une hausse du pouvoir d’achat des ménages et des gains de productivité considérables.

Cet âge est fini. La démographie est durablement stable et de plus vieillissante. Le pouvoir d’achat stagne. Pour autant chacun accède à tout et la consommation de grandes marques n’est plus un marqueur d’ascension sociale. C’est à un mouvement de différenciation que l’on assiste, chacun voulant se démarquer « parce qu’il vaut autre chose ». La « grande conso » qui touchait 95% de nos compatriotes se fragmente. La masse se démassifie en de multiples communautés dont les préoccupations, voire les combats, sont distincts.

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Réinventer les marques

Les marques, retail comme industrielles, ont été à la fois la cause et le produit de ce mouvement de la grande conso. Face à des besoins de plus en plus homogènes, se nationalisant puis s’internationalisant, les marques se sont concentrées entre les mains les plus fortes, provoquant la disparition de nombreuses, par absorption. Le territoire des marques s’est ainsi étendu géographiquement tant pour le retail que pour l’industrie, faisant se ressembler l’offre partout en France. Cette extension des marques s’est aussi réalisée au niveau de la couverture d’offre. Ces marques « empire » sont devenues si larges qu’elles n’ont plus d’autre raison d’être que de maintenir leur position, comme l’Empire Romain à sa fin. Elles ne peuvent plus mener de combat, leur clientèle étant trop large pour y adhérer complètement.

Face à une fragmentation de la demande en communautés ce sont logiquement les marques « combattantes » qui font la croissance. Plus petites, plus agiles, surtout plus en phase avec leurs clients, elles prennent inexorablement des volumes aux grandes. Et le sujet vaut pour toutes, qu’il s’agisse de retail, d’industrie, d’alimentaire, de textile, d’automobile…

La standardisation a poussé à lier très intimement stratégie de marque et stratégie commerciale, les groupes étant même parfois porteurs d’une seule marque. Il faut aujourd’hui distinguer les deux. Revisiter totalement les stratégies de marques, leur donner un contenu combattant à même de fédérer une communauté agissante autour d’elles.

Casser les organisations fondées sur la masse

Nos 50 ans de grande consommation massifiée ont logiquement engendré une organisation efficace pour y répondre. Développer de forts volumes en dominant par les coûts a amené les industriels et distributeurs à donner la primauté dans l’organisation à ce qui fait la massification : La production en industrie et l’achat dans le retail.

Garants du résultat tangible à court terme, leur métier est de massifier et ainsi de trouver des gains de productivité au sens large. Et c’est ainsi que toutes les autres fonctions de ces entreprises se trouvent inféodées aux achats et à la production. Elles peuvent imaginer, créer, mais jamais toucher à la massification. C’est encore plus évident ces dernières années avec une tension accrue sur les résultats. Il est bien plus facile à démontrer et à comprendre les risques pris à court terme à démassifier que ses avantages hypothétiques à moyen ou long terme. On continue donc à améliorer la performance de la massification mais depuis 10 ans sur une base client qui s’érode inéluctablement.

Parce que précisément cette tendance à la massification est strictement contradictoire avec le mouvement actuel de la consommation. Le modèle est à inverser. Production et achat sont des outils au service de la vente et non l’inverse.

Ce sont donc les organisations qu’il faut remanier et souvent le recrutement, les profils massificateurs n’étant plus adaptés à la direction des entreprises de la consommation.

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Inventer de nouveaux écosystèmes créateurs de valeur

La grande consommation a vu la lutte des marques « empire » pour capter la valeur. Qu’elles soient industrielles ou retail ces luttes dans le cadre de négociations souvent âpres n’avaient pour conséquence que des évolutions marginales du modèle, chacun maintenant une présence globale. Demain avec plus de marques de chaque côté, la fragmentation va réduire significativement la présence physique des marques sur le territoire et dans les enseignes.

De plus les marques « combattantes » vont devoir amener des preuves de leurs combats à leur communauté. Nous allons donc vers la sélectivité réciproque. Une négociation fondée non plus sur le tarif mais sur la valorisation réciproque des marques, leur résonnance. On passe donc d’une période où les marques industrielles étaient toutes dans toutes les enseignes pour tout le monde à une marque chez un commerçant pour un client. Les trois alignés sur le plan des valeurs. On comprend bien là que le cadre de négociation annuel est caduc. Il faut le réinventer : La relation commerciale est ici longue et doit protéger les parties des risques liés à la dépendance économique (dans les deux sens) inhérente à cette logique.

Un autre mouvement vient percuter la grande consommation : Le serviciel et en alimentaire la fusion des circuits retail, restauration et livraison. La valeur se déplace au plus près de l’usage que fait le client des biens et services qu’il consomme. La création de valeur doit donc intégrer ce point et ne plus se limiter à une négociation industrie-retail. Elle appelle la constitution d’ecosystèmes intégrant l’amont et l’aval des acteurs historiques et peut-être même des collaborations par projet entre industriels ou entre distributeurs, comme ça se pratique dans d’autres métiers.

 

Réinventer la consommation est une tâche collective d’une ampleur inédite. Et d’une responsabilité sociétale majeure tant cela touche le cadre de vie de millions de consommateurs, de centaines de milliers de salariés, l’écologie du territoire, et la compétitivité de l’économie française. C’est une organisation sédimentée en 50 ans, aujourd’hui à bout de souffle, qu’il faut transformer rapidement.

Or les entreprises de la consommation sont prises dans les difficultés et peinent à retrouver un horizon stratégique quand ce n’est pas simplement une stabilité managériale. Et elles s’épuisent en conflits institutionnels stériles autour d’un Etat qui peine à poser une stratégie de filière.

La société de consommation de masse est morte, il faut penser la nouvelle consommation.