Ainsi qu’en attestent les réactions à l’amende de 38 millions d’Euros infligée à Leclerc, en France, les relations commerciales déchaînent les passions. La démagogie et les excès du débat politique national semblent oublier le cadre européen dans lequel, pourtant, nous inscrivons nos actions. Il est urgent de revenir à la réalité.
La surenchère programmatique des législatives (TVA zéro, prix planchers, prix minimum, blocage des prix, j’en passe) ajoute à une tendance très française à ignorer les règles économiques et à vouloir tordre le réel conformément à nos désirs. Cela suit les débats des précédentes mandatures autour de la marche en avant du prix, de la transparence, du souhait d’un nouvel EGAlim « européen », n’en jetez plus, la cour est pleine. Toutes choses qui questionnent quant à leur compatibilité avec le Marché Unique.
Un évènement important est survenu fin mai, occulté par l’actualité : la multinationale Mondelez (Lu, Milka, Oreo…) a été condamnée par la Commission Européenne à une amende de 337,5 millions d’Euros pour des pratiques restrictives de concurrence à l’intérieur de l’Union. L’entreprise a reconnu les faits et obtenu une ristourne en collaborant avec la Commission. Ce montant considérable est largement supérieur aux plus fortes menaces d’amende ayant jamais été proférées par nos administrations envers les distributeurs en France, y compris la dernière.
Il n’est pas ici question de critiquer Mondelez, ni Leclerc, qui, comme toute entreprise, jongle avec le droit pour faire valoir ses avantages. Ni de pointer des industriels contre des distributeurs et inversement. Non, le sujet de fond c’est la contradiction des orientations politiques de l’Union et de la France.
Un empilement de lois
En France, nous avons encadré les relations commerciales et empilé les lois EGAlim au rythme des séries télé. La saison 4 était annoncée et il ne semble pas que la nouvelle mandature prenne un virage libéral. Nous tentons d’empêcher les délocalisations des négociations et de conserver sous droit national la relation commerciale (tout en promouvant la construction de géants européens dans d’autres domaines économiques). Nous votons contre le CETA. Nous imaginons des dispositifs aussi complexes qu’inefficaces en ignorant les fondements mêmes de la libre circulation des marchandises et des capitaux en dans l’Union quand ce ne sont pas les principes élémentaires de l’économie de marché.
La Commission de Bruxelles, elle, poursuit son travail d’unification en tentant d’abattre toutes les barrières qui pourraient entraver ce marché. Logique, c’est l’ADN de l’Union que nous avons créée et qui nous a tant apporté.
A ce titre il est piquant de lire le rapport d’information parlementaire sur la Loi EGAlim 3, publié le 13 mars:
» La DGCCRF mène depuis plusieurs années un combat judiciaire pour faire reconnaître par les juges français et européens sa compétence pour faire respecter l’ordre public économique français en appliquant à ces centrales d’achat internationales les dispositions du code de commerce qui encadrent la négociation commerciale.
Elle mène aussi ce combat depuis l’été 2023 auprès de la Commission Européenne qui ne trouve rien à redire aux alliances de distributeurs dans le marché intérieur pour contrer la position dominante des grands groupes industriels et qui refuse surtout d’entendre qu’il est légitime que la France cherche à protéger son ordre public économique en appliquant son droit à des relations commerciales qui sont exécutées sur son territoire, même si elles sont formellement menées dans d’autres États membres. »
Régime d’exception
L’UE n’est pas seule dans ce combat. La plupart des pays suivent cette ligne. Ainsi, fin mars, la Cour d’Appel de Bruxelles (la ville, pas l’Union) a contredit Bercy dans une contentieux l’opposant à Leclerc au sujet de sa centrale européenne Eurelec. Il semble ainsi prématuré de considérer l’amende de 38 millions comme définitive et une victoire des opposants aux centrales internationales.
En fait, le logiciel règlementaire français relatif à la relation commerciale apparaît contradictoire à celui de l’Europe. Au lieu de questionner nos pratiques et nos modèles pour affronter la concurrence, nous en sommes venus à imaginer un régime d’exception. Croyant fermement que nos solutions sont les bonnes, nous avons l’ambition de les exporter. Pourtant nos voisins n’ont pas de problème avec le libre-échange et souhaitent largement les accords internationaux. Ils gagnent de plus des parts de marché sur nous à l’intérieur du marché unique.
Il est prétentieux d’imaginer que la conception française des relations commerciales s’impose à nos voisins. Il faudrait qu’elle ait démontré son efficacité et que notre leadership européen soit solide. L’échec du premier est net et documenté. Quant à notre leadership, outre la situation de nos finances publiques qui agace sérieusement, la double séquence législative que nous venons de vivre l’oblitère pour au moins trois ans.
Nous l’avons déjà oublié, mais il y a à peine deux mois le Parlement Européen a été renouvelé et le leadership du PPE confirmé. Hélas la voix de la France en Europe est sortie considérablement affaiblie, ayant perdu un tiers des députés LR et Renew, seuls à pouvoir influer. Quant au gouvernement, quand nous en aurons un, il semble assez douteux qu’il puisse apparaître à nos alliés solide et déterminé. Pourrons-nous avoir raison, seuls contre tous, pendant cinq ans ?
Ainsi, en matière de relation commerciale, nos orientations politiques sont économiquement et juridiquement erronées. Elles sont en plus politiquement irresponsables. En proposant des solutions incompatibles avec l’Europe, les élus ne font qu’attiser le ressentiment à l’égard de l’Union et développer le rejet de l’impuissance publique.
Humilité
Comme il est illusoire d’imposer à l’Europe nos règles commerciales et qu’un Frexit serait suicidaire, ne serait-il pas temps de redevenir performants dans un monde ouvert ? C’est à nous, en France, de simplement hausser notre niveau de jeu. Les réponses sont connues : rétablir la compétitivité, la concurrence, la liberté du commerce. A peu près l’inverse de ce qui est débattu sur les bancs de l’Assemblée Nationale depuis plus de dix ans (le mot « compétitivité » n’apparaissait que trois fois dans la Loi d’Orientation Agricole).
Pourtant, nécessité fait Loi ! La faiblesse, désormais et pour trois ans, de nos institutions devrait amener le monde politique à faire preuve d’humilité. Il faudrait simplement laisser les entreprises agir, et les aider à se battre plutôt que des les alourdir en voulant les protéger.
Une version de cette tribune est parue dans L’Opinion le 19 août 2024 : https://www.lopinion.fr/economie/realigner-la-relation-commerciale-avec-la-realite-europeenne-par-philippe-goetzmann