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La consommation post Covid-19 ?

La consommation post Covid-19 ?

Nombreux sont les éditorialistes, politiques, consultants à s’accorder sur l’idée que cette crise va marquer une rupture dans nos vies. Qu’elle va changer radicalement nos habitudes et notre consommation, invitant même à repenser notre monde, à jeter les bases d’un nouvel ordre, comme si celui-ci procédait d’une décision. Et bien sûr les orientations suggérées sont aussi nombreuses que dissonantes.

Il est bien trop tôt pour être affirmatif sur le futur.

La consommation n’est pas un sujet très compliqué. Elle obéit à des variables assez communes accessibles à la compréhension de tous. On a de l’argent, on le dépense. On a des désirs, on les assouvit. Pas compliquée, elle est pourtant complexe ! Quelle différence entre compliqué et complexe ?

 

Compliqué ou complexe ?

Un Airbus A350 est très compliqué, peu de gens sont capables d’en comprendre le fonctionnement complet et rares sont ceux qui vont en parler. Tout y est pourtant parfaitement organisé et logique. La météorologie est assez simple pour que tout le monde en parle, mais c’est complexe ! Cela fait appel à de très nombreux paramètres, volatiles, imprévisibles, si bien qu’aucun prévisionniste ne se hasardera jamais à être affirmatif quant à ses projections. Même les statistiques ne sont pas d’un parfait secours.

Alors plutôt que d’affirmer un horizon de consommation souhaité, probable, voire plus, je propose d’analyser 10 facteurs qui vont avoir un impact sur l’organisation de la consommation au sortir de la crise.

  1. Facteur socio-démographique
  2. Facteur innovation
  3. Facteur hygiène
  4. Facteur digital
  5. Facteur défaillance d’entreprise
  6. Facteur libre-échange
  7. Facteur relations sociales
  8. Facteur travail
  9. Facteur patrimoine
  10. Facteur pouvoir d’achat

 

Cette note n’a aucune prétention ni à l’exhaustivité ni à l’affirmation d’une vérité révélée. Le système est complexe disais-je. Tenter de comprendre comment il fonctionne est son objet. De façon à pouvoir lever les hypothèses au fur et à mesure que les situations se présenteront.

 

I. Facteur socio-démographique

Quand on regarde l’histoire de la consommation, il convient d’observer que les évolutions les plus marquantes procèdent d’abord des évolutions de la structure démographique (âge, taille des ménages, enfants, travail des femmes…). Même l’évolution de la consommation de la viande depuis 30 ans a plus à voir avec la structure des ménages qu’avec la crise de la vache folle.

Ces évolutions sont souvent longues (effet du baby-boom), parfois brutales (guerres et sacrifice d’une classe d’âge). Il faut ici insister : La crise que nous vivons, malgré la litanie des drames en direct live sur BFM n’a strictement aucun effet sur ce 1er facteur.

Or c’est celui qui fonde les évolutions collectives de nos désirs de consommation. Mais en l’état, et l’observation des réseaux sociaux le montre clairement, la crise n’a pas d’impact au sens d’une rupture. Tout au plus une inflexion, une accélération de phénomènes déjà identifiées et connus. Ainsi, le travail de L’ObSoCo sur les perspectives utopiques, réalisé avant le Covid-19 n’est que confirmé, avec force, mais sans changement de fond.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Les comportements conjoncturels pendant la crise ont eu un écho médiatique amusant. Le recours au local, au bio, au sens, sont toutes des tendances émergentes depuis 10 ans, mises en lumière par des circonstances d’exception : La peur et la contrainte de déplacement. Elles ne sont ni nouvelles ni nécessairement l’avenir.

Enfin, la période de confinement a confirmé avec une force terrible l’archipélisation de la société pour reprendre la formule de Jérôme Fourquet. D’un côté les « anywhere » qui sont partis télétravailler à la campagne, et de l’autre les « somewhere » assignés à résidence que ce soit à leur travail posté ou dans des appartements exigus. Également : D’une part les salariés de grands groupes riches (Chanel, L’Oréal…) ou de l’administration n’ayant à court terme pas d’inquiétude quant aux revenus, de l’autre ceux des PME, des services, largement au chômage partiel et enfin les indépendants, petits commerçants… faisant face à la crise avec peu de moyens.

Sur ce facteur si fondamental, pour faire simple, rien ne change, tout se cristallise, annonçant une probable amplification des divergences connues et donc de la démassification de la consommation.

 

II. Facteur innovation

Outre les évolutions socio-démographiques qui s’inscrivent le plus souvent sur le temps long, le second facteur de changement majeur de la consommation, c’est l’innovation. Du robot-ménager à la voiture ou à l’iPhone, ces inventions ont radicalement changé la consommation et souvent rapidement. Socio-démographie et innovation expliquent la quasi-totalité de l’évolution de nos habitudes sur le temps long.

Bien sûr, aujourd’hui, nulle innovation ! Mais certaines, plus anciennes ont vu leur adoption accélérée par la crise, on le verra plus loin.

A ce stade il est donc possible de poser l’idée que la structure profonde de la consommation ne change pas et suive donc son cours normal d’évolution. Pas de grand soir de la conso. Ni de prise de conscience qui révolutionnerait tout. Mais d’autres paramètres, certains plus conjoncturels, ou impactant la structure du marché peuvent avoir des conséquences lourdes.

 

III. Facteur hygiène

C’est peu dire que la crise sanitaire aura eu un effet de panique et mis l’hygiène tout en haut des préoccupations de chacun. Outre que les règles et recommandations d’hygiène publiques (port du masque, lavage des mains…) vont probablement durer au-delà d’un an, il est permis de penser que les Français vont durablement prêter une attention plus forte à ces thèmes.

La perspective la plus évidente est bien sûr que les marchés du gel hydroalcoolique, des gants, de la javel… seront durablement plus importants qu’avant la crise.

Le retour de l’emballage ?

Un autre effet est le probable retour en grâce (hélas) de l’emballage perçu comme protecteur. Rayons vracs, produits vendus nus semblent assez peu compatibles avec l’inquiétude du virus. Cela concerne une bonne partie des rayons coupe, mais aussi la boulangerie et les fruits & légumes.

Attention au sucre.

A force d’entendre que les décès du #Covid-19 sont largement liés à l’âge et aux facteurs de comorbidité et notamment l’obésité, il est aussi probable que les activités sportives et le marché qui va avec soient renforcés par la crise (dès qu’on pourra sortir). A l’inverse l’alcool ou le sucre pourraient en pâtir pour le plus grand bonheur des diététiciens.

Ces effets ont tous une importance, mais assez minime en valeur par rapport à la masse de la consommation et semblent tous appréhendables par les metteurs en marché : Adaptation des rayons, des recettes, renouveau des rayons en hyper par exemple. Ils sont gérables dans des temps relativement courts. Cet hygiénisme pourrait aussi avoir pour vocation de nourrir fortement les plateformes de marque des enseignes ou des marques.

 

IV. Facteur digital

L’impératif de proximité et la peur des rencontres ont représenté un accélérateur considérable pour le commerce digital. En non-alimentaire le e-commerce a cru dans des proportions importantes bénéficiant de la fermeture des magasins. Pour autant le marché au global régresse : les Français épargnent.

En non-alimentaire, l’effet le plus significatif à terme semble être l’éclosion subite des drives. Leroy-Merlin, Boulanger et tant d’autres ont ouvert en peu de temps, de façon assez artisanale et astucieuse des solutions drive qui ont rencontré un vrai succès. On n’imagine pas ces drives fermer après la crise. Au contraire, ils seront professionnalisés. Cela fera évoluer le paysage commercial.

En alimentaire la livraison à domicile à explosé et le drive, déjà bien implanté, a quasiment doublé sa part de marché. Il est probable et souhaitable que la situation se normalise une fois la liberté de circuler rétablie. Pour autant, l’acquisition massive de nouveaux clients pour les drives amène potentiellement des conséquences sur la taille de clientèle, le développement et l’offre.

Le drive change la donne

D’abord, la possibilité d’activation de cette clientèle et donc un effet de cliquet très significatif sur la part de marché, gagnant en 3 mois peut-être 3 ou 5 ans de croissance. Ce faisant, le drive fragilise un peu plus les super et hypermarchés dans leur fonction d’approvisionnement en déplaçant des volumes conséquents, avec des questions sur l’usage des surfaces et la rentabilité.

Ensuite, une nouvelle vague de développement des drives devenus un must-have dans les communes notamment moyennes, comme le supermarché il y a 30 ans ou McDonald’s il y a 15 ans. Avec là aussi un risque de fragilisation du retail physique.

Ces deux éléments cumulés poseront la question de la rentabilité des groupes, car le drive reste aujourd’hui en moyenne moins rentable. En outre, les clients ne sont pas rares qui basculent au drive et abandonnent ensuite le magasin pour se rabattre vers les magasins de proximité. Phénomène connu de longue date, il est revenu dans les conversations pendant la crise.

Alerte PME

Enfin se pose un problème majeur sur l’offre ! Par ses limites structurelles le drive présente une offre qui par rapport au magasin est bien plus forte en grandes marques et marques de distributeurs. L’offre de PME y est très faible et le local y est limité. La prime est au plus gros volume ce qui est logique mais fait peser un grand risque in fine sur ces entreprises.

Ainsi, l’aspiration des clients pour plus de bio, de local, de PME est de facto freinée par leur choix de circuit de courses.

 

V. Facteur défaillances d’entreprises

Que la demande bouge ou pas, il faut des entreprises en face pour y répondre. Et là, l’ampleur de la crise fait craindre le pire. Pas quant à une éventuelle pénurie mais sur ce qu’on pourrait appeler une biodiversité d’entreprises. Alors que depuis 10 ans nous tendons à la différentiation, à la fragmentation, des courses, des styles, des moments, il y a un risque que cette diversité d’attentes ne puisse être satisfaite.

En effet cette diversité a d’abord été le fait des nombreuses PME qui ont fait l’essentiel de la croissance des dernières années en alimentaire. Or ces entreprises sont souvent les moins solides financièrement et les plus en besoin des aides de l’Etat, les plus en délicatesse face aux délais de paiement (ce que Système U a bien compris en agissant immédiatement) et les moins solidement installées dans les linéaires.

On vient de voir plus haut le phénomène drive qui aura joué à plein durant la crise. Les rayons dévastés des magasins ont aussi vu disparaître un grand nombre de références par désorganisation ou par priorisation logique des logisticiens sur les produits les plus demandés. Fragiles, elles auront vu pendant la crise leur accès au marché se réduire.

Effet CHR sur l’offre

S’ajoute à cela un autre paramètre majeur de la consommation que nous n’avons pas encore évoqué. La fermeture de la restauration a impacté lourdement l’écosystème agroalimentaire aggravant la situation notamment des PME qui la servait.

Un marché est emblématique de la situation : La bière. Ce marché a connu une diversification considérable de son offre en 15 ans, par la multiplicité des micro-brasseries, le développement de ses moments de consommation et du hors-domicile. D’un coup, plus de restaurants, de bars, d’afterworks, d’amis à la maison… Peu de présence en drive, ne reste que les linéaires fournis, mais désertés des hypermarchés. Il serait miraculeux que ce marché très atomisé ne subisse pas une consolidation de fait. Beaucoup d’autres connaissent des situations similaires.

Enfin, le marché alimentaire distingue deux grands canaux. La restauration hors foyer paie un lourd tribut à la crise. Il est à souhaiter que les aides suffisent à tenir la diversité d’offre, mais rien n’est moins sûr. De plus la question durable de la distanciation sociale va s’y poser et potentiellement amener une baisse de la densité.

Evaporation de la valeur

Ainsi l’offre alimentaire pourrait se réduire significativement. Les effets en amont seraient considérables en bougeant les équilibres de marché (viande et fromage par exemple). Ils le seraient aussi en valeur. IRI a mesuré que 6 semaines de confinement représentaient une perte de 6 milliards d’€uros pour la restauration, et un transfert de 1.7 milliard en retail. Autrement dit 4.3 milliards évaporés.

Pour finir sur ce facteur essentiel il faut rappeler qu’une réduction de l’offre amène toujours une standardisation, une moyennisation de l’offre. L’exact inverse des tendances profondes de la consommation vues hier au point 1.

 

VI. Facteur libre-échange

Notre économie, notamment alimentaire est largement internationalisée. La parole publique depuis le début de la crise ne cesse de rappeler l’importance de la souveraineté alimentaire. Il était temps, tant la situation décline depuis 20 ans. Pour autant la filière agroalimentaire a parfaitement tenu le choc et les Français ont été à l’abri de pénuries. La survenance de ce débat de souveraineté dans un tel contexte de crise pose question.

Elle peut être une vraie opportunité pour mettre des moyens sur l’indépendance en protéines pour l’agriculture par exemple ou pour valoriser l’origine France aux yeux du consommateur et lui en donner l’information. De nombreux travaux existent sur ces sujets dont ceux du Think-Tank Agro Les Echos auxquels j’ai le plaisir de collaborer depuis 5 ans.

Dérèglement des marchés

Elle est aussi un risque important que l’on perçoit bien pendant cette crise. La fermeture de la restauration dérègle les marchés d’élevage et l’export ne compense pas. Le lait ne trouve plus de débouchés. Certains fruits & légumes approvisionnés en France voient leurs prix monter considérablement par rapport à l’import usuellement vendu.

Il n’est pas question ici de nier l’intérêt de développer l’origine France, bien au contraire. Mais en l’état les éventuelles décisions sur ce sujet sont porteuses d’effets inflationnistes importants d’une part et d’offre insuffisante en entrées de gamme importées jusqu’alors. Cela peut faire bouger des marchés entre eux.

L’affaire se joue au niveau agricole mais aussi industriel. Nous exportons et importons beaucoup, y compris des marques bien françaises mais désormais produites à l’étranger.

Les positions sur le sujet des différentes fédérations semblent modérées. Mais rien n’est impossible dans le grand jeu des négociations internationales.

Compétitivité

Il faut ici rappeler que la meilleure condition de la souveraineté, sinon la seule, c’est la performance, la compétitivité. A ce titre l’Etat rendrait un fier service à cette filière stratégique en revenant sur la surtransposition des normes européennes d’une part, en exigeant une harmonisation européenne aussi au sujet des travailleurs détachés et enfin en allégeant la fiscalité de production au niveau par exemple de l’Allemagne.

 

VII. Facteur sociabilité

La crise a introduit dans notre vocabulaire la notion de « distanciation sociale ». Cela risque de durer un peu et rester dans nos pratiques par l’usage ou par la Loi.

Autant nous voyons chaque jour de magnifiques moments de solidarité, autant ce virus fait de chacun un potentiel danger pour l’autre. Continuerons-nous à nous serrer la main, à nous embrasser… ces questions se retrouvent dans la relation à la densité et donc à la fréquentation des magasins. Si les chercheurs trouvent un vaccin ou un remède dans des temps assez courts, je fais le pari que nous aurons un plaisir accru à reprendre nos habitudes. Mais si cela prend du temps, voire si nous devions apprendre à vivre avec le Covid-19, alors nos habitudes changeront.

Il y a ainsi un risque majeur à voir le facteur 4 (digital) s’amplifier encore.

« Winner takes all ? »

Les consommateurs devraient alors réduire leur nombre de points de courses ainsi qu’ils l’ont fait pendant le confinement. Une étude Bonial a ainsi indiqué que nous sommes passés de 46% des Français qui fragmentaient leurs courses de la semaine à 8%. Selon les groupes sociaux et le lieu une chute de la multifréquentation peut être un avantage retrouvé pour le « tout sous le même toit » des grands hypers spacieux (libérés de la peur du gendarme qui impose la proximité), mais aussi à l’inverse au couple proxi+ecommerce. En tous cas moins de magasins fréquentés est forcément un désavantage partout pour les magasins dits secondaires. C’est « winner takes all » site par site. Et probablement un désavantage pour les magasins proposant une offre restreinte en catégories ou marques et notamment le hard-discount dont on a vu qu’il profitait peu de l’effet proximité.

Les grands espaces

Dans le même esprit de peur des rencontres, les restaurants même rouverts risquent gros, notamment ceux qui jouaient sur la densité : bistros de quartier, brasseries, fast-food, pizzerias. A l’inverse, la distanciation sociale est de mise dans la restauration gastronomique et au bon vouloir de chacun dans la restauration à emporter. On voit apparaître ici une fracture sociale nette quant à l’accès à la restauration et un impact terrible sur le modèle économique des différentes formes de restaurant.

Dans le même esprit, le législateur est en mesure de fixer la capacité d’accueil des restaurants à la baisse. Une question complémentaire se posant pour les terrasses ouvertes, sans doute amputées de la distanciation nécessaire par rapport à la déambulation.

Retour de l’amplitude et de la surface ?

Le législateur pourrait aussi installer durablement des normes de distanciation s’imposant à tous, calculées en nombre de personnes par m². Outre la complexité de tels comptages à l’entrée, cela bougerait la nature même du commerce. Le CA est aujourd’hui le produit de trois facteurs : La capacité d’accueil, l’amplitude horaire, le montant du caddy. Si le nombre de client est plafonné, il faut jouer sur les autres paramètres. Et un magasin saturé est en fait une aubaine pour son concurrent. Imaginons un instant qu’une telle réglementation soit durable : Les m² dont nous disons depuis des années qu’ils sont trop nombreux trouveraient un nouvel intérêt.

On voit bien ici que le maintien par la Loi ou par l’usage de la distanciation sociale amène une réduction importante de l’offre accessible, de l’activité au global et un glissement marqué des repas hors domicile vers le retail.

 

VIII. Facteur travail

Le travail, outre les revenus que l’on en tire, est un déterminant important de la consommation. Il a concouru au développement de la consommation hors domicile par la réduction dans le temps du temps de pause pour déjeuner. Il a déplacé les zones de chalandises en éloignant les lieux d’habitation des lieux de travail, chacun pouvant faire ses courses chez soi le samedi ou en sortant du bureau, etc.

Ce phénomène a été observé très nettement par Nielsen lors de la 1ère semaine de confinement où les arrondissements 1, 6, 8, 9 de Paris, peu résidentiels, ont connu une consommation négative alors que la France était à +30%. La question du temps passé sur le lieu de travail versus le temps à la maison est donc déterminante. Et plus encore le nombre de séquences que le nombre d’heures.

Télétravail durable

Il est hautement probable que le télétravail va rester après le Covid-19 à un niveau élevé, en tous cas nettement plus qu’avant et ce pour plusieurs raisons. Le Premier Ministre l’a d’ailleurs souhaité le 19 avril.

Tout d’abord, plus aucun cadre ne pourra opposer à ses collaborateurs la complexité de cette organisation, la difficulté du management à distance… Tous les arguments « contre » sont caduques, même celui de l’incompatibilité du mercredi et de la garde des enfants. Même si tous nous voudront sans doute retrouver le chemin du bureau, ce sera sans doute moins souvent.

Surtout ce télétravail va rester souhaitable assez longtemps probablement. Simplement pour une question de transports. Comme le détaille le cabinet 15 marches dans sa newsletter du 14 avril, le métro accueillait souvent plus de 4 personnes par m² et il y a 4.3 millions de porteurs de Pass Navigo. On n’imagine pas des millions de vélos et encore moins de voitures sur les routes franciliennes pour permettre la distanciation dans le métro, et ce dernier, déjà saturé aux heures de pointe, ne peut intensifier ses passages. Par conséquent les entreprises sont face au choix soit de continuer à télétravailler soit d’organiser des horaires de bureau décalés, ce qui semble encore plus compliqué notamment pour organiser des réunions. Le cas parisien est extrême mais il existe dans toutes les métropoles.

Le télétravail va donc rester une habitude en plus salutaire pour les entreprises en limitant les risques sur le lieu de travail, notamment dans les open-spaces, et en facilitant la dé-densification des salles de réunion et de cantine.

Déplacement de la consommation

Le télétravail c’est moins de cantines ou restaurants et plus de repas pris en retail. C’est aussi moins de trajets et donc du temps et du pouvoir d’achat pour le télétravailleur.

Mais ce faisant c’est un déplacement de la consommation, ainsi qu’on l’a vu au cœur de Paris, qui en change la nature (moins de snacking mais plus de pâtes), qui change la commercialité des magasins et in fine la valeur des baux et par effet de ricochet l’attractivité des rues ou des centres commerciaux.

C’est aussi, plus marginalement sans doute, pour ceux qui en useront le vendredi ou le lundi, un déplacement de la consommation vers les campagnes et zones de villégiatures. Le phénomène peut être significatif à Paris.

 

IX. Facteur patrimoine

Pour moi le sujet du patrimoine est aujourd’hui la plus grande inconnue et celle sur laquelle je suis le plus en questionnement. Mais le sujet ne peut être oublié. L’épargne est une variable de la consommation en ce sens que c’est un arbitrage. Je mets volontairement de côté le phénomène d’épargne de précaution bien connu, et craint par Bercy, ainsi que les épargnants ayant placé en bourse. La baisse est conséquente et ils sont sans doute frileux, mais « tant qu’on n’a pas vendu on n’a pas perdu » et cela représente une part marginale du sujet.

L’épargne

Le premier sujet ici est le traitement de l’épargne dans l’avenir par rapport à la création monétaire et au traitement de la dette. Il semble aujourd’hui que le pouvoir exclut de toucher à l’épargne des Français, notamment à l’assurance vie. Mais y toucher peut injecter de l’argent dans la consommation (imaginons un Livret A à 0 !) comme à l’inverse détruire des patrimoines (ponction sur l’assurance-vie) qui alors cessent de consommer pour se reconstituer.

L’immobilier

L’autre sujet est bien sûr l’immobilier, poste le plus important du budget des ménages et qui a considérablement augmenté ces 20 dernières années au détriment justement de la consommation. Que le marché s’effondre et ce sont les acquéreurs récents qui sont ruinés avec un effet terrible sur le pouvoir d’achat et à l’inverse les locataires qui voient leur pouvoir d’achat souffler, pour épargner ou pour consommer.

A plus long terme, le développement du télétravail, très pratiqué dans les villes balnéaires à l’occasion du confinement, et la souffrance de l’enfermement dans des appartements urbains petits pourraient alléger la pression immobilière au cœur des villes, notamment Paris, et redonner des couleurs aux villes moyennes.

Fragmentation du patrimoine et de la consommation

Ces sujets très macroéconomiques pourraient ne pas avoir leur place en tant que tel dans une note comme celle-ci. A l’époque de la consommation de masse c’eut été inutile et intégré dans des éléments conjoncturels généraux. Mais à l’heure d’une société fragmentée elle est importante car les groupes sociaux n’ont pas les mêmes codes de consommation et surtout pas les mêmes patrimoines. Les néo-propriétaires urbains par exemple sont très portés sur une consommation responsable bio ou healthy alors que banlieues pavillonnaires qui accueillaient une forte population de gilets jaunes ont une consommation plutôt de promotions et de marques, sans parler des quartiers des banlieues difficiles. Ainsi les potentiels effets de la crise sur le patrimoine peuvent avoir des effets inverses sur la consommation selon le groupe social qu’ils touchent. Et par conséquent sur les enseignes et les marques. On voit bien combien le sujet ne sera pas débattu de la même manière dans les allées d’un Monoprix ou d’un Action. Il faut aussi souligner sur ce point que l’effet peut être immédiat, mais aussi en ricochet à 18-24 mois.

 

X. Facteur pouvoir d’achat

Nous y sommes ! La consommation est, bien sûr, de tous temps liée au pouvoir d’achat. Et la crise économique qui s’annonce ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le sujet. Soit directement, soit en rebond dans quelques mois.

Le risque immédiat est bien sûr lié à la perte de revenu, que ce soit par le biais du chômage partiel ou par la hausse attendue du chômage. Ou plus simplement encore par le gel des salaires et la chute des rémunérations variables et participations dans les groupes. Ou pour certains par le non-versement de dividendes.

Le risque à moyen et long terme est bien sûr lié au remboursement de la dette. Certains politiques affirment que les Français n’auront pas à payer, ni directement ni en travaillant plus. Ca semble bien imprudent. Il faudra bien rembourser. Et si le pari est de le faire par la croissance retrouvée et la génération de ressources fiscales « naturelles », il est audacieux et incertain et suppose quand même probablement un gel des baisses d’impôts qui étaient au programme.

Pouvoir d’achat sous tension inédite

Le pouvoir d’achat est donc sous tension et bien sûr de façon parfaitement inégale. Avec un PIB qui pourrait baisser de 10% et avec une masse conséquente de dépenses contraintes et figées (immobilier, abonnements télécom, eau et électricité, impôts…) le budget résiduel destiné à la consommation est bien sûr encore plus variable qu’avant la crise. Pour certains Français 10% de revenu en moins, contraintes déduites, c’est un budget de consommation divisé par 2.

Les Français les plus riches pourront prendre sur leur épargne ou sur des dépenses de loisirs (notamment de vacances à l’étranger ou de sorties qu’ils ne pourront de toute façon pas faire pour des raisons sanitaires) pour maintenir un niveau de consommation correspondant à leurs aspirations.

Le retour des gilets, en jaune vif

A l’inverse, les Français qui peuplaient les ronds-points lors du mouvement des gilets jaunes montraient déjà que le problème était moins le pouvoir d’achat en tant que tel, mais le pouvoir d’achat disponible une fois les abonnements et marqueurs sociaux déduits (Netflix, smartphone, Thermomix…). Ces dépenses ne peuvent bouger sauf à assumer un déclassement social insupportable. On avait alors entendu des Français dire aller chez Lidl parce que Leclerc était trop cher ! C’est probablement là encore la consommation qui, en bout de chaîne, va subir la pression de ce pouvoir d’achat réduit. Et avec de lourdes conséquences.

Dans un monde qui exalte par ailleurs la consommation responsable et qualitative, la frustration sociale va s’amplifier, notamment dans les villes moyennes et les banlieues. La consommation de 1er prix restant stigmatisée, notamment par les anywhere qui subiront aussi la crise mais avec une capacité d’arbitrage bien supérieure, elle ne devrait pas évoluer significativement. Peut-être juste cesser de baisser. En revanche, la dimension « achat malin » ou « débrouille » va s’accentuer fortement dans les catégories concernées et celles positionnées juste au-dessus et qui risquent à leur tour le déclassement.

Ainsi les chaînes de smart-discount sont bien positionnées, à l’instar d’Action, Stokomani, voire Lidl.

Valoriser le système « D »

Plus généralement le mouvement du « faire » peut y trouver un élan. Outre qu’il fait gagner du pouvoir d’achat, il va occuper de façon positive le temps inoccupé hélas des nouveaux chômeurs. Ce Do-it-yourself permet de lier gain de pouvoir d’achat et valorisation personnelle. Courant dans des activités de bricolage, il se développe déjà pour faire la cuisine (on le voit pleinement dans le confinement), des cosmétiques… Il permet donc d’être à la pointe du « must-have » ou « must-be » tout en étant frugal. Une piste majeure à préempter.

Cette logique de système D doit aussi s’épanouir dans la réparation ou les marchés de l’occasion. Là encore ces pistes émergeaient comme une alternative vertueuse et une solution pouvoir d’achat. Demain elles peuvent devenir un réel besoin.

Le prix, le prix, le prix

Il semble en tous cas que le grand sujet, plus que jamais en France sera le pouvoir d’achat. Des signatures aussi importantes que Emmanuel Besnier ou Michel-Edouard Leclerc l’ont d’ailleurs affirmé en presse mi-avril.

Problème ! Cette recherche du pouvoir d’achat va à l’encontre de tout le discours ambiant depuis plusieurs années, affirmant de façon univoque que les Français voudraient consommer moins mais mieux. En l’état ils risquent bien de consommer moins… et moins cher. Ce ne sera pas sans poser problème à toute la filière, car tenir les prix client suppose de limiter les marges sur toute la chaîne, or elle est exsangue à chaque étage, renvoyant au risque de défaillance évoqué au point 5. Le chiffre sera à confirmer, mais après plusieurs années de « premiumisation » la P3 Nielsen donne un effet mix produit à -1.1%.

Acheter français ?

Le sujet va par ailleurs percuter violemment les velléités de développement du made in France voire l’ambition de souveraineté alimentaire. Avec une alimentation parmi les plus chères d’Europe et plus chère que chez tous nos voisins directs sauf le Luxembourg mais avec un revenu des ménages absolument pas en phase, le pays n’a pas de marge de manœuvre. Nous ne pouvons vendre plus cher l’alimentation à brève échéance sauf à accroître le ressentiment social. Plus généralement les injonctions à manger mieux, pour vertueuses qu’elles soient, sont à mettre sous silence car inaudibles et stigmatisantes.

Danger de l’inflation

Il est de bon ton de rappeler à chaque micro tendu que la part alimentaire du budget des ménages a considérablement baissé depuis les années 60 et qu’il serait sain et juste qu’il remonte. Ce phénomène n’est en rien une exception française et l’exacte transposition de la loi d’Engel qui dit que le budget alimentaire baisse à mesure que le pouvoir d’achat augmente. Ainsi, à supposer que le revenu baisse de 10%, le budget alimentaire, s’il est inchangé, gagnerait près d’1.5 point, sans effet sur la valeur, et de 2 points pour les plus modestes qui consacrent par nécessité une part plus importante à l’alimentation. Avec à peine plus d’un tiers des dépenses qui restent arbitrable dont la moitié en alimentaire, une chute de 10% du revenu, c’est en fait une baisse du budget arbitrable de près de 30% pour les plus modestes. Y ajouter de l’inflation n’est pas seulement irréaliste. C’est dangereux.

Relancer l’offre d’abord

Bien sûr, il est possible que l’helicopter-money abondamment distribuée limite l’effet négatif du pouvoir d’achat. En fait, donner de l’argent en masse directement au consommateur est un danger pour la filière. Elle est en difficulté. Distribuer de l’argent en période de crainte amènera à consommer des produits compétitifs, donc souvent d’importation. Toutes les relances en France, en tous cas depuis 1981 se sont soldées par un drame pour le commerce extérieur.

L’enjeu est rapidement de produire en France ce que les Français vont pouvoir acheter. Il faut permettre à la filière de la consommation de répondre à l’enjeu de pouvoir d’achat tout en reconstituant ses marges. Donc, à nouveau, alléger les charges pesant sur la filière agroalimentaire dont on veut qu’elle soit souveraine : Stopper la surtransposition des normes, aligner notre droit du travail au sujet des travailleurs détachés, baisser la fiscalité de production. Il serait fou, en compensant le pouvoir d’achat sans traiter nos problèmes structurels que l’on contribue à la relance de l’industrie et des territoires étrangers.

 

Conclusion

En introduction nous précisions que la consommation est un système complexe. Il l’est plus que jamais. Nous avançons les yeux bandés, dans le brouillard et sur un terrain glissant.

La situation semble devoir se résumer en quatre lignes :

  1. Des tendances de consommation souhaitées qui restent inchangées, allant globalement vers le mieux.
  2. Une alerte rouge sur l’offre, PME et hors domicile en tête laissant l’offre de MDD et de grandes marques en position de force, à l’envers des attentes de diversité.
  3. Un retour à la maison assez significatif pour impacter les équilibres géographiques, de marché et la valeur de celui-ci.
  4. Un drapeau noir sur le pouvoir d’achat.

Tout cela n’augure en rien le grand soir de la consommation ou de notre mode de vie auquel appellent de nombreuses voix aujourd’hui. Le risque est inverse avec un écart accru entre incantations et réalités ou, pour reprendre cette vieille image, « France d’en haut et France d’en bas ».

Pour les entreprises de la consommation et l’Etat le défi est immense.

Pour l’Etat contribuer à rétablir des conditions de marché propices à répondre aux besoins des Français, au renforcement d’une filière agroalimentaire souveraine, et à des objectifs de consommation responsables par ailleurs plus que nécessaire.

Pour les entreprises répondre au triple défi du volume, du prix et de la qualité tout en maintenant l’esprit collaboratif né durant la crise.

La lecture réelle de la situation fait plutôt craindre un grand bond en arrière que le « monde d’après ».

 

« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » René Char.

 

Une version raccourcie de cette tribune est parue dans la revue AgrIDées de juin 2020 : https://www.agridees.com/revues/covid-19-surmonter-le-choc-n241/

Philippe Goetzmann & » est une agence conseil qui opère dans le retail, la filière alimentaire et l’économie servicielle. Nous accompagnons les dirigeants dans l’analyse des marchés, l’élaboration de la stratégie, le marketing de l’offre et les relations institutionnelles.

Philippe Goetzmann est administrateur de Ferrandi et de ESCP, préside la commission commerce de la CCI Paris Ile-de-France et est membre de l’Académie d’Agriculture de France.

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