Compte tenu de l’évolution démographique et comportementale des consommateurs, de la segmentation des marchés, des impacts et contraintes des lois EGAlim ou encore de la tendance « shrinkflationiste », il faut penser aux possibles manières de permettre aux agriculteurs de (re)trouver de la rentabilité dans notre système alimentaire.
Une démographie et des habitudes en évolution
Aujourd’hui, 70 % des ménages français sont composés d’une ou deux personnes. Plus de familles recomposées, vieillissement de la population… ces facteurs ont contribué à augmenter considérablement le nombre de ménages composés d’une à deux personnes seulement, lesquels doivent faire face à des dépenses matérielles plus lourdes à supporter individuellement (loyer et entretien du logement, véhicules, charges diverses) au détriment de l’alimentation. Rappelons qu’en 1968, pour loger 100 personnes, il fallait 32 logements. Aujourd’hui, il en faut 46.
La diminution de la part du budget consacrée à l’alimentation, la disparition de la cuisine familiale au profit l’individualisation et de l’externalisation des repas, engendrent mécaniquement une baisse de l’achat des matières premières et un déplacement de la valeur vers les services. Si notre consommation au restaurant, comparée à celles de nos voisins européens, reste assez basse, il n’empêche que le développement de l’alimentation hors domicile (RHD) a été phénoménal : le nombre de repas consommé en RHD a cru de 55 % en vingt ans, contre 2,5 % en GMS. La question de l’origine des matières premières employées par la restauration collective doit donc plus que jamais se poser.
La montée en gamme remise en question
Fortement encouragée il y a quelques années, la stratégie de montée en gamme s’est avérée bien fragile face à l’inflation. Compte tenu de la réduction de la classe moyenne, le « cœur de gamme », situé entre l’entrée (fort volume et faible valeur) et le haut de gamme (faible volume, forte valeur) et jusqu’à présent spécialité française, est mis à mal. Attention, le problème n’est pas la montée en gamme. Mais il faut marcher sur deux jambes : il faut forcément avoir du volume et de la compétitivité, mais il faut aussi avoir du haut, voire du très haut de gamme, tant que les coûts et la rentabilité sont maîtrisés.
La shrinkflation : questionnons les grammages !
On a beaucoup décrié cette méthode en 2023. Toutefois, elle n’est pas si problématique. Globalement, notre alimentation est plus chère en France que dans les autres pays européens. Pourtant, les marges de la grande distribution sont plutôt inférieures à celles observées chez nos voisins, et ses résultats nets sont parmi les plus bas d’Europe. Idem pour l’industrie agroalimentaire… Et malgré tout, les revenus agricoles demeurent bas, en moyenne, en France. Il y a donc un problème évident de coût sur l’ensemble de la chaîne.
De plus, se pose la question du gaspillage alimentaire d’une part, lequel peut aller jusqu’à 10 % par Français, et une certaine surconsommation responsable de l’augmentation de l’obésité. Entre ce qui est produit et ce qui est consommé utilement, il y a un écart. Si nous travaillons collectivement en tant que citoyens à réduire le gaspillage alimentaire, l’épidémie d’obésité et ses conséquences, nous devons aussi arrêter de rester figé devant le prix au kilo ; sinon nous risquons d’entrainer toute la filière alimentaire dans une logique de décroissance.
Les Français dépensent aujourd’hui 292 milliards d’euros pour leur alimentation. De par le vieillissement de la population, la croissance démographique stagnante et la prise de conscience autour du gaspillage alimentaire et des risques liés à l’obésité, les volumes consommés vont inéluctablement avoir tendance à baisser.
La shrinkflation pour retrouver de la valeur ?
En parallèle, les contraintes de pouvoir d’achat ne vont pas permettre une hausse de la valeur, ou en tout cas pas dans l’immédiat. Face à ce jeu à somme nulle, les leviers à actionner sont limités aux parts de marché, aux marges et à l’export, à condition d’être compétitifs. La shrinkflation pourrait aussi en être.
Cette dernière pourrait même être vue comme levier d’accroissement de la valeur de notre alimentation. Même prix, mais pour un grammage légèrement inférieur. L’argent gagné grâce à ce mécanisme permettrait d’investir notamment dans l’amélioration des recettes, dans le revenu agricole, ou encore dans le financement de mesures d’amélioration de la durabilité de la chaîne alimentaire, sans que le consommateur ne soit si impacté.
EGAlim : un bilan mitigé
Le prix ne se construit pas en marche avant. C’est une réalité économique. En théorie, on pourrait considérer que tout vendeur peut fixer son prix, mais cela veut dire aussi que l’acheteur a la possibilité de ne pas acheter. Tout renvoie finalement au problème de compétitivité et d’équilibre entre l’offre et la demande.
La question à se poser au niveau de l’Etat serait donc : comment faire pour que notre filière agricole devienne la plus compétitive ? Cela passe inévitablement par une réduction drastique des impôts de production, une simplification des normes, ou par le fait de pousser les distributeurs à investir pour sécuriser les débouchés.
Mais il est à craindre qu’à vouloir sanctuariser les prix des produits agricoles français, l’on assiste, sous la contrainte de la baisse du pouvoir d’achat, à une augmentation des importations. Rien n’empêche un distributeur aujourd’hui d’aller négocier des matières premières et des produits étrangers dans ses centrales d’achat européennes, pour les proposer moins chers en France. Idem pour les industriels. Les règles de l’Union européenne et du libre-échange doivent nous pousser à travailler avant tout sur notre compétitivité, plutôt que d’imposer une exception française, qui sera de toute façon contournée.
Que peuvent faire les agriculteurs pour assurer leur rentabilité et chercher la valeur ?
Nous avons plus que jamais besoin d’une alimentation réincarnée. L’origine du produit est un point important bien sûr, mais l’histoire qui l’accompagne est un vrai plus. Peuvent s’ajouter à cela les valeurs défendues, la mise en avant des hommes qui en sont à l’origine, etc. Le rebond des produits de bouche traditionnels et le succès des marques locales, montrent que l’engouement pour cette « incarnation » des produits et de ceux qui les produisent est très fort. Certaines régions sont d’ailleurs leaders en la matière (la Bretagne, l’Alsace…) et elles peuvent encore mieux faire, d’autant que l’inflation n’a pas trop impacté cette tendance.
Le regroupement en exploitations plus grandes, pour écraser les coûts et gagner en compétitivité ne doit par ailleurs pas être exclu. En conservant bien sûr des tailles maîtrisées et sans aller vers un « gigantisme » déjà atteint dans certains pays, l’association de plusieurs fermes a montré de bons résultats.
Ensuite, penser « valeur faciale » et gammes « access ». N’oublions pas que 20 % des Français mangent avec 200 € par mois seulement ! En proposant au consommateur des produits qu’il attend, tout en maîtrisant les coûts, comme en adaptant les grammages, ou en élaborant des recettes et des produits plus simples, on répond aux besoins des gens. Produire ce qui correspond à l’acte d’achat est indispensable pour ne pas vendre à perte.
Enfin, le monde agricole doit se positionner là où la valeur se déplace. De plus en plus, c’est vers les services que cette dernière a tendance à migrer. Les grandes surfaces l’ont bien compris et multiplient les zones de corner depuis plusieurs années, où sont proposés des produits ou plats traiteurs spécifiques, gérés par des indépendants. Pourquoi ne pas développer ces services alimentaires en partenariat avec les distributeurs ?
Cette tribune s’inspire de la retranscription par Maélie Tredan de l’intervention de Philippe Goetzmann aux RDV éco-emploi de la Chambre d’agriculture de Bretagne, le 21 février 2024. A retrouver ici : La consommation et distribution changent : comment retrouver de la valeur pour l’agriculture bretonne ? – AgriEco (chambres-agriculture.fr)