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Complément à Complément d'Enquête : qui veut la peau des agriculteurs ?

Complément à Complément d'Enquête : qui veut la peau des agriculteurs ?

Complément d’Enquête, l’émission de France 2, a consacré son édition de jeudi aux questions agricoles et en partie à la loi EGAlim. Alors que les négociations annuelles se terminaient ce soir en même temps que le Salon de l’Agriculture, ça tombait bien.

 

L’émission était intéressante et a donné la parole à de nombreux acteurs qui connaissent leur sujet. Contrairement à d’autres qui prennent immédiatement parti, elle a ici tenté d’expliquer.

Pour autant et malgré son sérieux elle a totalement oublié le cœur du sujet qui nous a amené à EGAlim et à la relative déception actuelle. Du moins celle exprimée dans le reportage : des prix qui resteraient trop bas pour les agriculteurs.

Cette déception, compréhensible, appelle deux concepts pour l’expliquer.

 

Le marché !

Entendons par là, le rapport entre volume, prix, et la volatilité de la demande.

Augmenter les produits des grandes marques pour permettre de mieux rémunérer les agriculteurs était une fausse bonne idée. Ces marques, les Français les veulent et elles sont le marqueur de l’inflation : ce sont elles qui en donnent le sentiment, comme ce qui fait l’image prix d’une enseigne. Le rôle de la grande distribution est justement de juguler l’inflation. Ca lui a été demandé, et est désormais salué. Tous ceux qui se félicitent d’EGAlim souligne que la hausse des prix est restée modeste. Et tant mieux, les manifestations depuis 18 mois démontrent combien la sensibilité au pouvoir d’achat ne se tarit pas.

Cela démontre bien que cette hausse sur certains produits a été compensée par des baisses ailleurs. En effet les distributeurs ont investi dans les programmes de fidélité et dans les prix de leurs marques propres notamment. Ils n’ont pas encaissé autant qu’évoqué puisque les Français n’ont pas décaissé plus, ou si peu. CQFD.

Côté produits agricoles, les marges sont tendues en grande distribution (Il suffit de lire l’observatoire des prix et des marges pour s’en convaincre). En augmenter les prix d’achat aurait généré de l’inflation immédiate. Ca ne tenait pas au regard du point précédent, mais surtout cela aurait été une grave erreur pour l’agriculture française. Ces marchés sont largement dans une tendance de déconsommation qu’il faudrait éviter d’accélérer. De plus, nos compatriotes abandonnent chaque jour un peu plus les produits bruts, très largement français sur les étals, pour les produits plus élaborés ou la restauration, où la part d’import est élevée.

Dit autrement, monter les prix agricoles en magasin c’est donner le sentiment qu’on aide l’agriculture en faisant plaisir aux politiques tout en la sacrifiant en creusant le déficit commercial.

Disons-le : Aucune acteur de la filière ne présente des marges assez grasses pour les laisser « ruisseler ». Au consommateur de payer ? Il n’en a pas les moyens non plus. Et qu’on ne dise pas qu’il dépense trop peu pour son alimentation. S’il est permis de le penser d’un point de vue philosophique, c’est économiquement faux. Le budget des ménages consacré à l’alimentation nous place en cohérence avec le revenu par habitant quand on regarde le monde. Les prix de l’alimentation sont supérieurs chez nous de 15% à la moyenne européenne et à tous nos voisins excepté le Luxembourg, on appréciera la référence, où le revenu des ménages est 63% plus élevé qu’en France.

 

La péréquation des marges

Le lait est présenté en exemple dans le reportage pour illustrer l’écart entre le prix payé à l’éleveur et le prix en magasin. L’exemple est facile et chacun pourra s’émouvoir, mais la ficelle est un peu grosse. En France, seuls 10% de la collecte finissent en lait de consommation. Le reste c’est du beurre, de la poudre, de l’industrie…

Lactalis, cité, fait ses péréquations et c’est normal. Il achète du lait mais vend des produits de tous ordres, du lait, des fromages, des produits industriels… Il vend en France mais exporte aussi. Son travail est d’équilibrer ses productions, ses marchés, ses coûts pour présenter à son actionnaire le résultat attendu. Notons que c’est ce que font également les agriculteurs entrepreneurs au travers de leurs coopératives agricoles. Il faut ici aussi reprendre un point important : face à la déconsommation de ces marchés, les industriels investissent dans d’autres matières premières aussi, notamment le végétal qui va concurrencer le lait. Là encore, nous prenons le risque de rémunérer mieux mais moins !

Lactalis est un champion français. Il est rentable. Tant mieux. Mais prenons Fleury-Michon, en difficulté en ce moment : il révise sa stratégie et s’il tente de négocier au mieux avec les distributeurs comme avec ses fournisseurs ou, j’imagine, ses collaborateurs, il n’exige pas une législation pour lui garantir des prix rémunérateurs. A chaque étage d’une chaîne de production, le prix payé est le produit d’un rapport de force qui est fait de la taille certes mais aussi de la qualité, de l’exclusivité, de l’innovation du produit vendu. Il y a là un sujet pour la ferme France.

La distribution, aussi, jongle entre les marchés pour présenter un résultat global. Elle vend certains produits peu chers et d’autres mieux margés pour présenter un résultat global. Les marges brutes sur les rayons alimentaires vont, en gros, de 10 à 30%. Cela dépend du potentiel d’attraction du rayon, de l’intensité de la concurrence, de la puissance des marques dans le rayon. Chacun imagine bien que sur les colas ou les anisés la concurrence est forte et le prix, un facteur très important de l’attractivité de l’enseigne. Les marges y sont donc faibles.

Carrefour vient de présenter des résultats en progrès. C’est heureux. Mais la situation de la distribution reste très tendue et là encore on n’imagine pas l’un d’entre eux demander au gouvernement une loi pour lui garantir ses résultats.

En fait, faire un lien si direct entre prix agricole et prix à la consommation et suggérer des mécanismes organisés de ruissellement c’est de facto revenir à une forme d’encadrement des prix et à l’inflation. Deux mesures qui ont historiquement montré leurs échecs.

Elles ne sont ni possibles ni souhaitables. Impossible, on l’a vu, par la complexité de la chaîne de production. Si le prix du lait était fixé par décret, il impliquerait de le faire pour les marges. Cela s’appelle le Gosplan. Pas souhaitable car cela serait retirer notre pays de toute logique de marché international alors que nous restons une puissance exportatrice majeure. Veut-on perdre encore plus cette bataille déjà mal engagée ?

 

Les vrais sujets

Le reportage évoque le souhait de garantir des prix couvrant les coûts de production. Ca n’existe nulle part ! Un petit commerçant demande-t-il à ses clients de couvrir ses frais ? Peugeot le fait-il ? Un entrepreneur, et les agriculteurs en sont d’éminents, c’est quelqu’un qui structure son activité en fonction du prix de marché, qui innove, qui donne de la valeur immatérielle à son produit (sociétale, marque, image…). Et qui aussi trouve les alliances pour peser dans les négociations. Point que Jean-Baptiste Moreau a raison de souligner.

En fait, nous confondons l’effet et la cause. Nous nous focalisons depuis des années sur le partage de la valeur qui devrait être transparent et inventons des « machins » pour ça, alors que le jeu économique transparent n’existe pas. C’est un oxymore. C’est sur ce qui fait la valeur qu’il faut se concentrer.

 

La transparence pour créer de la valeur client

La transparence que veut le consommateur et qui pèsera sur les prix, sur le consentement à payer comme sur le revenu agricole, c’est celle de la composition des produits, c’est celle de l’origine. Soyons transparents sur ce qui crée de la valeur, et non pas nécessairement sur la valeur en tant que telle. Ce qui n’interdit pas de l’être. En mettant en avant la rémunération, Faire France ou C’est Qui Le Patron ont d’abord donné une valeur immatérielle au consommateur ! Et ça a marché.

 

La compétitivité

La réalité de la situation c’est que nous avons collectivement perdu notre compétitivité.

Manque d’organisation de la filière agroalimentaire, manque de concentration parfois, selon la nature des productions comme le souligne Anne-Cécile Suzanne dans le reportage, empêchent d’atteindre les standards de production de nos compétiteurs, ceux qui entrent en France avec des tarifs plus étudiés et contre lesquels Lactalis et ses confrères luttent à l’export.

La surtransposition des normes aussi, alourdit les coûts, n’a pas ou si peu de valeur à l’extérieur qui n’en exige pas tant, et permet à des produits d’entrer en compétition en France sans respecter nos règles. Il faut soit l’abandonner et peser en Europe, soit la valoriser. Ce que devrait permettre La Note Globale.

 

La dépense publique

Enfin, rappelons-nous que in fine le principal facteur de notre perte de compétitivité, qui fait que nos compatriotes ne peuvent pas payer le juste prix de ce qu’ils exigent de produire, c’est le poids ahurissant de la dépense publique. Traduite notamment dans le coût du travail (en progrès certes) et par la masse des impôts de production, cette anomalie française pèse considérablement sur la filière agroalimentaire.

Si certains grands groupes exportent leurs usines dans des pays plus accueillants et au passage délocalisent donc leur approvisionnement, pesant à la baisse sur les volumes de la ferme France, la grande majorité des acteurs sont captifs du système. Les champs et les hypermarchés ne se délocalisent pas. Les innombrables PME qui font la saveur de notre pays non plus, et de belles grandes entreprises souvent familiales restent bien chez nous.

C’est de ça dont il faut s’occuper si on veut redonner des capacités à la filière. Le gâteau est quasi stable depuis 10 ans. Les convives autour de la table sont les mêmes et ils ont tous faim aujourd’hui. Cela signifie que des parts de ce gâteau ont été mangées par d’autres. Plutôt que de produire des lois pour encadrer les relations entres les maillons de la filière, l’Etat serait plus inspiré de réduire son appétit.

Complément d’enquête titrait : « Mal aimés, mal payés, qui veut la peau des paysans ? ». Que l’Etat cesse de prendre toute la filière pour une vache à lait.

 

Cet article fait référence à l’émission Complément d’enquête diffusée sur France 2 : https://www.france.tv/france-2/complement-d-enquete/1262817-mal-aimes-qui-veut-la-peau-des-paysans.html

Philippe Goetzmann & » est une agence conseil qui opère dans le retail, la filière alimentaire et l’économie servicielle. Nous accompagnons les dirigeants dans l’analyse des marchés, l’élaboration de la stratégie, le marketing de l’offre et les relations institutionnelles.

Philippe Goetzmann est administrateur de Ferrandi et de ESCP, préside la commission commerce de la CCI Paris Ile-de-France et est membre de l’Académie d’Agriculture de France.

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