La crise de 2022 pourrait entraîner trois inflexions durables dans la consommation alimentaire, touchant toute la filière.
D’abord, il faut savoir que la consommation alimentaire suit une évolution lente, assise d’abord et directement sur la démographie. Les soubresauts conjoncturels ne font en général que l’ébranler momentanément. Mais la crise de 2022 pourrait tout changer, puisqu’elle a une influence sur l’énergie, la main-d’œuvre, et les investissements.
L’énergie à tous les étages
En effet, entre géopolitique et enjeu climatique, il est très probable que l’énergie restera durablement plus chère. Cela va toucher tous les maillons de la chaîne alimentaire car, in fine, nous mangeons de l’énergie : celle des engrais, des tracteurs, des camions, des usines, des chambres froides, etc.
Ensuite, l’alimentaire est une filière très manuelle. Une hausse générale des salaires va peser, notamment sur les catégories les plus intenses en main-d’œuvre : frais et restauration. Cette hausse est d’autant plus probable que la filière peine à embaucher.
Enfin, la chaîne du froid et les normes de qualité et d’hygiène sont particulièrement gourmandes en investissements.
Ces ressources, énergie, hommes, investissements, sont aujourd’hui durement touchées. La sobriété souhaitée par l’Etat, l’exigence de rentabilité des entreprises, le pouvoir d’achat tendu des Français contraignent à revoir le modèle. Trois signaux faibles sont de plus en plus sensibles :
La montée en puissance des marques de distributeur
La descente en gamme a commencé au printemps. L’acheteur de grande marque bascule sur la marque de distributeur, celui de MDD sur le premier prix. Les MDD surclassent le marché pour la première fois depuis 10 ans. Les premiers prix sont à +28,3 % en septembre (marché à +5,4 %, selon les données de l’IRI) ! Le potentiel de croissance est de 25 % si on s’aligne sur la part MDD des Allemands, de 60 % sur celles des Anglais. La baisse du coût du chariot serait ainsi de 2 à 5 % ! Ce mouvement fragilise les grandes marques, dominantes en France. Il redistribue les parts de marché !
La revanche du placard
Les années 2010 ont vu « la prise de pouvoir du frigo sur le placard » (Laurent Zeller, Nielsen). Les produits usuellement d’épicerie se valorisaient « au rayon frais », gage de qualité. Depuis le début de l’année, les produits frais chutent en valeur (-2,1 % au cumul 9, selon l’IRI) malgré l’inflation alors que les produits de grande consommation connaissent une croissance (+2 %) portée par cette inflation. Le marché se déplace vers les alternatives moins chères.
Plus cher, le frais est aussi plus coûteux à mettre en œuvre : centrales pour le froid, énergie, risque de casse et de freinte, frais de personnel plus élevés, crédit fournisseur limité à 30 jours. L’écart de rentabilité des capitaux avec les produits de grande consommation se creuse. Avec une inflation des coûts qui va toucher prioritairement le frais, il est probable que des arbitrages se fassent en faveur d’une alimentation d’épicerie moins chère et plus rentable. Hélas, ce segment est plus ouvert à l’importation et l’origine matière y est moins visible.
Vers une assiette plus végétale
La végétalisation de l’alimentation est restée timide ces dernières années, malgré les discours et le développement de l’offre. L’explosion des prix des produits d’origine animale fait aujourd’hui du végétal l’allié du pouvoir d’achat. L’adaptation conjoncturelle rejoindrait donc une attente environnementale bien réelle, si bien que les parts d’estomac perdues par les filières animales ne se retrouveraient pas en sortie de crise, touchant des régions entières et des paysages qui sont structurés par l’élevage et qui pourraient perdre des débouchés.
Ces trois ruptures sont encore des hypothèses, dans leur réalisation durable et dans leur ampleur. Mais une assiette plus sobre en énergie, en investissements, en hommes, se traduira par de profonds changements dans l’organisation économique de la filière. Plus que jamais, il est possible que le système alimentaire voie sa trajectoire s’infléchir. Nous sommes à la croisée des chemins. Il faut prendre le bon virage !
Une version de cette tribune est parue dans Les Echos le 12 décembre 2022 : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-alimentaire-les-trois-ruptures-de-2022-1888143