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Crise agricole : à qui la faute ?

Crise agricole : à qui la faute ?

Face à une colère agricole qui ne semble pas s’apaiser, les discours politiques tentent de trouver un coupable à la situation tout en apportant soutien et compassion envers un secteur en difficulté. Toutefois, accuser l’industrie agro-alimentaire d’être responsable de la situation est non seulement un peu trop simpliste mais surtout, ne résoudra aucun des problèmes structurels que rencontre la « ferme France ». Cette crise n’est pas née d’une révolte sur les prix, mais d’une révolte contre les normes et les surtranspositions qui plombent notre agriculture. Des problèmes structurels, et complexes à résoudre, que politiques comme syndicats préfèrent éviter d’aborder de front. Or, nous n’avons pas un problème de prix… Mais un problème de coûts de production.

 

Comme chez nos voisins européens, le poids des normes environnementales a déclenché en France une vague de manifestations. Mais la question des prix, qui ne seraient pas assez rémunérateurs, semble aussi au cœur du débat. Alors que les négociations commerciales entre producteurs et distributeurs sont sur le point de s’achever, le Premier ministre n’a-t-il pas raison d’augmenter la pression sur les industriels, et sur la grande distribution ?

Ce coup médiatique est sans doute politiquement payant, mais il est largement hors sujet. On sert au grand public un scénario binaire, et simple à comprendre : si la rémunération des agriculteurs est insuffisante, c’est à cause des industriels et supermarchés qui « se gavent ».

C’est factuellement faux, et l’on ne résoudra pas la crise profonde que traverse notre agriculture en maquillant le réel. Les produits agricoles sont des matières premières qui servent à fabriquer des produits industriels. Si leur prix était si bas qu’on le dit, alors les prix de l’alimentaire en France seraient performants, or ce n’est pas le cas. Selon Eurostat, l’alimentation est sensiblement plus chère en France que chez nos voisins directs.

Toutes les productions ne sont pas concernées, mais la viande, par exemple, est de l’ordre de 30 % plus cher qu’en Europe. Nous n’avons, certes, pas les mêmes aspirations de qualité que les autres – les Français sont exigeants. Mais mise en regard de l’évolution de notre pouvoir d’achat, cette tension sur les prix devient difficilement soutenable. Ce qui m’amène à constater que, non, on ne dépensera pas plus pour s’alimenter demain – et ceux qui prétendent le contraire se trompent.

 

L’agriculture française s’est positionnée sur du “haut de gamme”, mais elle est écrasée de coûts fixes et ne trouve pas ses clients !

Les distributeurs font-ils trop de marge ? Les bilans nous disent le contraire : la rentabilité des distributeurs en France est plus basse que celle de nos voisins européens, et leur marge nette globale varie autour de 2 %. Il y a bien sûr des disparités entre les enseignes, mais la rentabilité nette des grandes surfaces françaises reste inférieure à celle des grandes surfaces britanniques ou allemandes. Les données de l’Ilec confirment une tendance similaire pour l’industrie. D’où vient donc le problème ? Si le prix payé aux agriculteurs peut être amélioré, de façon conjoncturelle, nous avons surtout un problème de coût de production.

 

Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui dénoncent le poids excessif des normes. Pèsent-elles sur les coûts ?

Deux grands sujets nous pénalisent. Un premier relève de l’État : c’est le poids fiscal, social et normatif. L’ensemble de la chaîne alimentaire est assis sur le foncier, et sur la main-d’œuvre. Tous ses maillons souffrent d’une ponction fiscale et sociale extrêmement lourde, qui les pénalise largement. Un employé au smic doit dépenser en France trois fois plus qu’un Espagnol, pour acheter la même quantité de fruits et de légumes. Naturellement, nos produits sont meilleurs, il y a moins de pesticides et notre main-d’œuvre est correctement payée. Mais nos règles coûtent cher, à double titre : d’abord elles renchérissent le coût de l’alimentation, qu’un certain nombre de nos concitoyens ne peuvent plus payer, ce qui pousse à augmenter les importations. Mais elles pénalisent aussi nos entreprises à l’étranger, car nos clients ne les demandent pas !

Notre surqualité n’a aucune valeur à l’export, où nous perdons des parts de marché. L’agriculture française s’est positionnée sur du « haut de gamme », mais elle est écrasée de coûts fixes et ne trouve pas ses clients ! Cela pénalise l’ensemble de notre appareil productif.

 

Pour vous, les lois Egalim ont manqué leur cible ?

À partir du moment où nous appartenons à un marché unique, avec une monnaie unique, des frontières ouvertes et une politique agricole commune (PAC) qui est le socle de l’Union, ces lois Egalim ne pouvaient qu’échouer. Un Egalim européen aurait pu fonctionner, mais nos voisins n’en veulent pas, car les Italiens, les Allemands, les Espagnols et les Néerlandais ont su s’adapter, et rendre leur agriculture et leur industrie compétitives et performantes. Les parlementaires qui ont voté Egalim essayent de s’en sortir en nous parlant du poulet ukrainien ou brésilien… Mais c’est un sujet récent, qui reste marginal. Notre problème n’est pas extra-européen, c’est un problème français, et de son positionnement en Europe.

 

Gabriel Attal a promis aux agriculteurs un large travail de simplification. Cela va-t-il dans le bon sens ?

Il a parlé de simplifier les procédures, mais pas de revenir sur les distorsions passées. Par exemple, en moins de dix ans, nous avons imposé aux éleveurs de changer deux fois de suite leur mode de production des œufs. Cela a coûté des fortunes et les a mis en grande difficulté. À ces contraintes s’ajoute un problème politique : le mouvement a démarré dans le Sud, qui est la région de France où la taille moyenne des exploitations est plus modeste. Elles ont donc une plus faible capacité à amortir les très lourds investissements nécessaires aux transitions. C’est pareil dans l’industrie, d’ailleurs. La taille moyenne des entreprises industrielles dans le Sud est beaucoup trop petite pour affronter la réalité de la concurrence. Il faut briser ce tabou, et accepter de dire qu’on va se concentrer, et grossir.

 

L’opinion publique est pourtant très attachée à ces petites exploitations, « à taille humaine »… Elle souhaite juste que les agriculteurs puissent vivre de leur travail sur ces fermes.

Gardons-nous d’une forme de misérabilisme : de très nombreux agriculteurs vivent correctement de leur travail. Dits crûment, les faits peuvent sembler provocants : au niveau global, il n’y a pas de problème de revenus et de rémunération du monde agricole. L’année 2023 sera moins bonne, mais 2021 et 2022 sont les années où le revenu agricole a été historiquement le plus élevé. C’est vrai dans quasiment toutes les régions, et pour presque toutes les productions. Les enquêtes sur le revenu fiscal des ménages montrent que les ménages agricoles ont un revenu légèrement supérieur à la médiane des Français. L’économiste Lucien Bourgeois, se basant sur le Réseau d’information comptable agricole (Rica) de 2021, documente bien cette réalité un peu contre-intuitive.

En revanche, si le revenu agricole moyen augmente en tendance, l’écart de revenu entre ceux qui s’en sortent et ceux qui ne gagnent pas leur vie augmente de plus en plus. Cela traduit une évolution profonde de la profession, qui est devenue très technique. Il faut être particulièrement bien formé et compétent pour parvenir à produire avec moins de phytosanitaires, de nouvelles machines, tout en naviguant dans un méandre fiscal et administratif. Résultat, sur un même bassin de production, à conditions météorologiques et taille d’exploitation équivalentes, le revenu par unité de travail peut varier de 1 à 30 ! C’est énorme, et c’est insupportable. Dans la vraie vie, si vous avez au même endroit deux salons de coiffure de la même surface, avec chacun cinq bacs à shampooing, et que l’un fait 30 fois le chiffre d’affaires de l’autre, l’un va fermer, et le deuxième s’agrandir. Or c’est ce que l’on refuse aux agriculteurs…

 

Pour vous, les problèmes de fond ne sont donc pas réglés ?

Ils ne le sont pas, et je suis pessimiste. Nos finances publiques sont trop exsangues pour que le gouvernement puisse s’attaquer au fardeau fiscal et social. Et revenir sur quinze années de surtranspositions des normes européennes serait politiquement périlleux : à trois mois de l’élection européenne, la majorité prendra-t-elle le risque qu’on l’accuse de « céder aux lobbys » ? Écrire une nouvelle stratégie agricole et agroalimentaire qui soit réellement partagée ne se fera pas d’un claquement de doigts… En revanche, il faut saluer dans ce contexte l’extraordinaire capacité d’adaptation du monde agricole, qui attend simplement, pour avancer, constance et cohérence des politiques publiques.

 

Cette tribune reprend les propos de Philippe Goetzmann recueillis par Géraldine Woessner dans le cadre d’une interview parue le 28 janvier 2024 dans Le Point. A retrouver ici : Colère des agriculteurs : « Dire que les industriels et les supermarchés “se gavent”, c’est factuellement faux ! » (lepoint.fr)

Philippe Goetzmann & » est une agence conseil qui opère dans le retail, la filière alimentaire et l’économie servicielle. Nous accompagnons les dirigeants dans l’analyse des marchés, l’élaboration de la stratégie, le marketing de l’offre et les relations institutionnelles.

Philippe Goetzmann est administrateur de Ferrandi et de ESCP, préside la commission commerce de la CCI Paris Ile-de-France et est membre de l’Académie d’Agriculture de France.

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